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4 mars 2006

La relève aux portes de l´histoire

Extrait des Cercles Vicieux II

La relève face à son historique combat

Dès le départ de l´aéroport, Maunga avait surpris en son mari un étrange silence figé, comme si quelque chose d´important venait de se passer : un évènement auquel il tardait à se faire.

Nsapu n´était pas plus avare de ses mots que d´habitude, loin de là ; ses yeux avaient pris une expression attristée, presque résignée. Elle le connaissait, tôt ou tard il lâcherait un mot sur ce qui le préoccupait. Ce n´était pas, malgré son métier d´avocat, le genre d´homme volatile et exubérant de ses mots, cela, il le réservait à ses clients et au barreau ; non, c´était plutôt le genre d´homme retenu, plutôt réfléchi que loquace. Maunga semblait savoir ce dont il s´agissait : Lou s´était marié, et s´écartait de la maison paternelle. Quand il reviendrait de sa grand-mère, il repartirait pour l´étranger. Une époque de la vie semblait inexorablement prendre fin, tandis que Lou devenait indépendant et prenait ses ailes. La relève empressée aux portes de l´indépendance et de la liberté, avait dit Nsapu un soir. C´est vrai, tout allait changer ; et c´était cela le problème de ses parents : s´habituer au changement.

Arrivé à la maison, Nsapu, comme à son habitude, se rendit aussitôt dans son bureau pour y préparer ses cours, lire ou revoir quelqu´ important jugement pendant que Maunga, elle, faisait le souper.

Il mangèrent de bon appétit et prirent le café sur la terrasse, comme toujours ; Maunga chercha en vain à dégeler son mari ; il était occupé à tapisser et à meubler ses pensées en solitaire. C´était comme si le vide les avait rattrapé, et lentement, à pas lents mais continus, il s´installait autour d´eux, en toile vétuste d´araignée. Pour tromper le silence, Maunga se plongea dans les premiers jours de leur rencontre ; les années avant, puis après la naissance de Lou…et du coup de grosses larmes de tendresse lui vinrent aux yeux. Elle se rappela de l´époque où elle nettoyait les bureaux le soir à Bruxelles pour assister leur petite bourse financière, tandis que les Week-ends, sur une station à essence, son mari nettoyait les voitures. Ah, quelle époque ! Ils n´avaient ni le luxe, ni l´abondance ; mais en amour et en affection, ils furent si chaleureux, si riche…   

En lui servant le café, elle lui tendit affectueusement sa pipe et le regarda longuement s´atteler à la patiente cérémonie du nettoyage, du rembourrage et de la mise à feu. Maunga aimait ce cérémonial : il avait quelque chose de préséance organisée avant la dégustation qui lui plaisait, autant que le parfum du tabac noir trempé aux fruits tropicaux la charmait. Au bout d´une longue bouffée, le fumeur laissa choir sur un ton fatal :

-          On ne peut pas changer le cours des choses,… pourvu qu´ils aient le courage et la force d´aller jusqu´au bout de leurs convictions. Chaque génération a ses devoirs…

Ce qui déroutait, et désolait le juriste, c´était l´échec qu´il pressentait sur la raison : il lui semblait bien que malgré l´instruction, l´accroissement de la reconnaissance de la connaissance comme moteur du progrès et du développement culturel et social, la rationalité objective, la réalisation réelle tardaient encore à porter leurs fruits dans la société : l´homme noir tardait par trop à se débarrasser de son sacré affectif irrationnel, à se soumettre à une raison historique, à des lois universelles qui acceptent mal, dans leurs applications et leurs conséquences, à côtoyer le grigri, la sorcellerie, la toute puissance du sacré… Eh, oui ; chassez le naturel, il revient bien vite au galop. Toute l´avalanche de croyances et de traditions instinctives que les marchands de miracles et d´affabulations avaient colportés dans son histoire, l´enfermant dans un tissu dévoyant de faux repères, de fausses prémisses, de fausses visions existentielles. Comment comprendre, chez l´africain, ce regain par trop aveugle à protéger ses traditions, les bris de ses cultures dévastées et tronquées par l´esclavage, par la colonisation ; sinon, que dans son subconscient historique réprimé par plus d´un millénaire de violence et de violations de l´arabe depuis le 8ième siècle, puis par l´occident depuis 1441, toutes ces répression et ces contraintes douloureuses avaient éveillé dans le fond historique de son âme un réflexe désespéré de protection de son précieux et original patrimoine existentiel culturel pour le protéger d´envahisseurs indélicats, intolérants, inhumains. Ce réflexe de conservation était devenu si fort et si impérieux qu´il repoussait la raison critique, par défi ; ce faisant, il versait, lui et sa belle culture, dans un sourd combat invisible et instinctif qui l´empêchait de sortir de la défensive, de se prêter au réalisme rationnel de la résistance. Toutes ses tentatives antérieures de libération ou de sauvegarde ayant échoués et mis à jour ses faiblesses ou la suprématie de ses ennemis, il ne lui restait plus qu´à subir, l´âme révoltée et ensanglantée, des religions qui n´étaient pas les siennes, des buts et des langues qui n´émanaient ni de sa culture, ni de sensibilité. Et c´était cela le drame intérieur qui, sans qu´il ne voulut l´avouer, le déchirait : l´empêchement douloureux d´être.  

Mais ses vieilles traditions désuètes n´avaient-elles pas été responsables de l´ignorance, de l´absence de science, de stagnation…en somme, de faiblesse ?   

Et en définitive, d´étroite conscience historique. L´être ainsi déjoué ne cherchait pas à se réaliser pour lui-même, il se réalisait par voie interposée, pour une grandeur qui elle-même ne rendait pas justice à son potentiel sensible et l´opprimait plus qu´elle ne le libérait. Il devenait la chose de l´histoire, plutôt que d´en être et d´en devenir son sujet.

Entreprendre la liberté, s´avoua Nsapu, c´est aussi la constance et la lucidité rationnelle ou affective avec laquelle nous nous attelons à vaincre, par delà notre tourment existentiel et notre réalisation sensible, les facteurs négatifs de la pesante et abrutissante tradition, le mal vicieux de l´ignorance : tout ce qui, sans nous offrir une issue riche et assagie de valeurs émancipatrices, nous aveugle ou nous empêche de cultiver les forces positives, belles et affranchissantes de notre épanouissement.               

-          Oui, bien de choses doivent être faites…ils n´ont pas la vie facile, lui répondit sa femme en l´embrassant affectivement sur la tempe.

Nsapu caressa du regard les yeux attentionnés de sa femme et se replongea dans ses pensées.

Oui, il le reconnaissait lui-même : cette génération avait beaucoup plus de devoirs que de loisirs ; pour la sienne, elle avait eu à réclamer l´indépendance sans y être minutieusement préparée. Mais peut-on se préparer à l´amour de la liberté ? La liberté, cette passion, il faut savoir la concevoir et l´exercer ; ce sont des droits et des devoirs qui émanent de l´existence elle-même, de sa légitimité, de ses ambitions. Nul ne peut l´y instruire un autre, chacun a le devoir de s´en reconnaître et d´y exercer ses propres tourments. Et chaque génération avait le devoir d´apporter sa pierre au pont suspendu et balançant de la liberté pour protéger ses attentes, ses rêves, son patrimoine culturel. Un idéal. Toute société a besoin d´un idéal ; au plus il est grand, beau et généreux, au mieux cette société se réalise-t-elle.

-          Avons-nous su révéler à notre société, à nos enfants leur idéal ; ce précieux tissu de valeurs et de repères qui leur montrent la voie à suivre, celle qui souligne notre sens de l´histoire ?

Nsapu sembla avoir posé la question à un public invisible auquel il s´adressait humblement, paternellement, mais non moins énergiquement. Sa femme, Maunga, lui jeta un regard inquisiteur, puis se détourna, sentant que son mari se tourmentait plutôt qu´il ne lui demandait conseil.

Mais à la passation de devoirs ; à la remise reprise, pensa Nsapu, là était le tournant crucial, parce que les valeurs se discutaient, s´échangeaient, se critiquaient et se léguaient des vieux aux jeunes, d´une génération à une autre. Ce cérémonial invisible et pourtant réel portait toujours sur un jugement de continuité ou de conflit, ainsi qu´au solennel serment de parfaire ce qui avait été commencé, de corriger les erreurs du passé, et de veiller avec passion à protéger et défendre l´intégrité et la liberté de l´âme profonde de la Patrie culturelle et sensible. Et maintenant que ce moment crucial était arrivé, Nsapu se demandait sincèrement si sa propre génération avait pu répondre élégamment au défi des Temps Modernes. Ce jugement, il le faisait pour lui-même, par honnêteté intellectuelle, mais aussi par amour pour son fils qu´il estimait et respectait.

Oui, il était fier de ce bout d´homme qui avait grandi sous son toit et qui avait adopté, dans une large mesure, ses valeurs morales, éthiques et culturelles et semblait bien prêt à en exercer la responsabilité. Lou et sa troupe, à sa grande joie, avaient bien pris conscience de leurs obligations et de leurs devoirs. Et autant amers étaient leur jugement et leurs critiques ; mais qui leur en voudrait devant l´énorme différence qui existait entre leurs rêves, leurs attentes de jeunesse ambitieuse et ouverte du 21ième siècle, et le tableau plutôt étroit et réservé des possibilités que leur offrait leur société ? Un dilemme qui éveillait la colère et le désespoir plutôt que la joie et l´enthousiasme. Il ne faut pas être aveugle, pendant que leurs congénères européens, asiatiques ou américains voyageaient, vivaient dans l´opulence et exerçaient leur créativité sans l´angoisse pernicieuse de la misère et du manque, eux, logés à l´enseigne de la pauvreté devaient se contenter de bien peu, si pas de la vache enragée. N´est-ce pas déprimant ? Que s´était-il donc passé, l´enfant noir était-il réellement maudit, condamné aux sévices et à la dépravation du manque ? Les générations passées avaient-elles rempli leurs devoirs et exercé pleinement leurs responsabilités historiques ?

Ce qui attristait profondément Nsapu, c´était le résultat de ce jugement car il était bien maigre. Certes, les jeunes ne sont jamais satisfaits, et préfèrent, dans la logique bien connue de leur génération : d´abord recevoir avant de donner ; mais tout de même…celui qui ne sait pas reconnaître la vérité du mensonge, ne trompe que lui-même. Une culture où les parents ont toujours raison est une culture borgne ; sans le verdict bienfaisant de la critique objective ou de l´autocritique, elle est vouée à la stagnation. Cautionner ou prendre cette situation de manque et de pauvreté à la légère, n´est-ce pas dévaloriser l´avenir précieux de nos enfants et par là même, de cause à effet, de légitimer l´injustice, l´inégalité, le racisme, la discrimination, l´exploitation criminelle ? Car, quand ces enfants en guenilles rencontraient leurs pairs, les autres enfants nantis du monde industrialisé et développé, ne se sentaient-ils pas diminués, trompés ? Et chaque jour qui passait sans écourter le fossé qui les séparait de leurs congénères nantis du monde industriel continuellement en gestation, sans remplir leurs attentes d´espoir, de meilleurs moyens de s´imposer sur leur propre destin, les déprimait, rendant le mal insurmontable…presque désespéré. Et à ces enfants démunis, on leur demandait de supporter la corruption qui leur volait le prix de leurs maigres efforts, à avaler à pleine gorge l´air impur expulsé par les chaudières déchaînées des industries enragées du monde industriel ou de l´automobilisme galopant crachant dans les airs des particules cancéreuses que les vents, au gré de leurs cabrioles volages, leur détruisaient les poumons et leur immunité déjà affaiblies. Ou c´étaient, de par le monde, et dans une dangereuse envergure méprisante le surendettement insolent des pays industrialisés, dont le poids infâme leur était rejeté sournoisement sous forme de consommation obligée de surproduction ou plus insidieuse, sous forme d´inflation monétaire. La faiblesse du sous-développement serait-elle devenue la grande poubelle de l´occident, son souffre douleur, son ventile de soulagement économique, culturel, social, religieux…Ceux qui ne savaient pas se défendre, eh bien ; ils supportaient, comme des lépreux le mal des autres. La première loi de la primitive jungle existentielle du capitalisme intercontinental tout puissant.            

En juriste qui aimait profondément son métier, Nsapu connaissait la valeur d´un procès, celle du verdict, le poids des preuves, la force et les limites de la loi. Beaucoup disent que ce n´est qu´une mise en scène, un rituel organisé que les êtres humains s´étaient dotés pour exercer la légitimité de justice inhérente à la paix sociale ; et cependant, toute l´existence n´était-elle pas une succession continue de rites, d´habitudes, d´actes usuels répétés répondant à un incessant processus existentiel de légitimation ? Même la critique objective ou le bris de tradition faisait partie inhérente de la réalisation humaine dans sa soif de vérité, de perfection et de plénitude.

Oui, que s´était-il passé, bon Dieu ; l´histoire d´une société, d´un peuple répondait-elle toujours à cette question ? Peut-être fallait-il plutôt poser la question autrement : qu´avons-nous fait pour nous garder, et préserver nos enfants de cette affreuse négation ? Ou, en désespoir de cause : que comptons-nous entreprendre pour retrouver souveraineté consciente et active, et liberté sans autre contrainte que celle de notre réalisation ?   

Pour sa génération, pour tous ceux qui avaient, en premiers, eu à assumer l´indépendance, l´image de Patrice Lumumba à genou, molesté et avili par ses propres compatriotes, cette scène blessante les avaient cruellement meurtris, et pour certains, rien que le souvenir de cet instant douloureux, insupportable, réveillait, bien des années après ce crime, un dégoût insurmontable. La mort traîtresse du Tribun, mais aussi, et de cela, on ne peut le nier, de l´assassinat œdipien du Père pour jouir seul de la mère Patrie qui avait été organisée et entreprise par ceux qui croyaient que seuls les intérêts du Maître étranger symbolisaient la seule vraie définition de leur liberté, la seule indépendance du congolais ; qu´il suffisait seulement de devenir blanc, ou du moins de l´imiter et de suivre ses préceptes, pour être libre. Quelle honteuse aberration, quelle primitive erreur. La suite fut sans honneur : la facture de l´ignominie fut bien lourde en la personne du dictateur Mobutu…Mais au-delà de ce meurtre symbolique, la société avait-elle pu retrouver le chemin de la liberté, avait-elle appris à guérir ses blessures et ses manquements, et travailler efficacement à protéger ses enfants du fantôme déprimant du manque ou de ceux beaucoup plus dénigrant de la misère ? Ou aussitôt le fil du discours de liberté perdu, leur monde s´est-il écroulé, privé d´orientation ; vouant le pays au désordre, à la rébellion permanente, et aux hallucinations vides de quelques marchands de fausses identités politiques plus arrivistes que doués ?

Nsapu, à court d´argument et peut-être pour ne pas avoir à ruminer toute la soirée les mêmes pensées irritantes, se tourna vers sa femme et chercha dans ses yeux sa consolation. Celle-ci, avec un large sourire avenant lui dit en le consolant :

-          Nsa, ils sauront bien se défendre…ce sont nos enfants…

Il se contenta de marmonner quelque inaudible juron, tira sur sa pipe et retomba, malgré tout, inlassablement, dans ses pensées : aujourd´hui encore, en Afrique, on se demandait ce qui était le plus important : l´indépendance ou la liberté. Et pourtant l´un et l´autre n´étaient que le souffle du même cri, à la fois synonyme, conséquence logique l´une de l´autre, et finalités juxtaposées. Ce sont des exigences existentielles fondamentales. On se perdait, par adresse ou par insuffisance d´esprit, dans de vides polémiques interminables et ruineuses étouffant l´esprit pratique ouvrant sur un déterminisme réalisant, ce qui faisait de ces prétentieux exercices dialectiques sans résultat, des exercices de styles gratuits pratiqués au détriment de l´avenir : la palabre, l´heure de nuages sans horizon lesquels n´avaient d´élégance et de contenu que celles de satisfaire à la témérité de quelques instruits retors enfermés dans leurs dilemmes et leurs complexes,  plus soucieux de briller par le verbe que par des résultats pratiques : des applications palpables avec lesquelles l´existence se réalisait et se défendait. Quelle est la valeur de l´esprit sans l´épanouissement des moyens et le confort enrichissant la vie, son précieux corpus ? Pour célébrer l´esprit gratuitement, apprendrait-on aux gens à paraître plutôt qu´à être ; à suivre plutôt qu´à devenir, à imiter aveuglément plutôt qu´à faire montre de créativité, à vouloir plutôt qu´à pouvoir ? Avons-nous su mettre chacun à la place qui lui revient dans l´architecture consciente de la réalisation sociale, et éveiller en lui le sens solennel et impératif de son apport ? Pourquoi l´industrie de l´industrie, ce moteur fondamental de la production moderne tardait-il à sortir de l´organisation intellectuelle du manque ? Sans ce cœur de métal, ne faisait-on pas que produire sans assurance, sans continuité et innovation technique, plutôt disparate et dépendant que structuré et libre ?

On assistait ainsi à l´érection de villes fantômes, sans canalisation appropriées ou sans voirie organisée…ce qui, pour ces villes créait de nouveaux problèmes d´hygiène non moins importants. L´histoire bien connue d´un petit garçon demandant à son père devant « les baigneuses », une peinture congolaise réputée : papa, depuis un ans qu´elles se baignent, pourquoi ne quittent-t-elle pas la rivière ? Et le père embarrassé de répondre : je ne sais pas, mon fils ; peut-être parce qu´elles sont nues…Ah !?! Les yeux pré pubertaires du fils affichèrent une profonde déception : il aurait tant souhaité qu´elles quittèrent enfin la rivière afin qu´il put satisfaire à sa maligne curiosité. Avec l´Afrique, c´était la même chose : quand aura-t-elle enfin fini sa cure de fraîcheur ; quand se décidera-t-elle enfin à offrir à ses enfants les lignes envieuses de sa beauté pour que les plus doués de ceux-ci puissent l´habiller sur mesure, en respectant les lignes chaudes et parfaites de son élégant corps ? Pourquoi ce continent semblait-il tirer continuellement de la jambe ; était-ce par absence de motivation, une question d´idéologie ou plus douloureux, le manque végétatif d´idéal ? Mais que disait la nouvelle génération de cette situation ? Elle prétendait que sorti ou non de l´eau, il fallait confectionner une abondante garde robe à la mariée afin que ses noces avec l´histoire soient inoubliables. Et qu´elle put, selon les circonstances, changer de costume à loisir.       

Ignorant ce noble but, des instincts et des motivations peu ou pas avertis, en ordres désemparés et souvent dangereux torturaient encore l´ignorant et l´analphabète ancré dans son obscurantisme hallucinant, le contraignant, par exemple à défendre son droit de s´alimenter, entre autre, de peaux d´animaux, de leurs intestins au lieu de les destiner à la fabrication de chaussures, de saucisses, et ainsi de s´étonner plus tard de marcher pieds nus ou de manquer de charcuteries. D´autres, déchirés par la violence intérieure du manque d´être qui les tourmentait, prenaient les armes généreusement offertes par l´étranger entremetteur et, par rébellions sanglantes et inutiles, assassinaient leurs propres confrères. Orgies sanglantes de la quête contredite du pouvoir. Quand à l´illusionné en cravate, lui, s´il n´adoptait pas aveuglément quelques fausses idéologies qui ne cachaient trop souvent que des enjeux sournois et séparatistes, il vendait, le front haut ses matières premières ou ses produits agricoles pour se payer son petit confort et sa petite infrastructure qui lui donnaient l´impression qu´il était sur la voie du progrès, mais qui lui ruinaient les finances au point qu´il ne savait pas transformer le cacao en chocolat pour récompenser ses enfants, ou ses minerais pour qu´ils servent à l´éclosion de sa propre société ; ainsi son or, ses diamants, ses précieux minerais, son bois quittaient son ciel à toute allure…pour financer, en Europe, en Amérique, à Hongkong, en Chine continentale, dans le monde libre, des intérêts qui n´étaient ni celui de ses enfants, ni celui de son développement tandis que ses propres enfants appauvris, dans leur prison ouverte et misérable, ne pouvaient se les offrir, ni jouir de leur utilité, et en guenilles, se mouraient de faim ou assistait aux cours sans bancs, sans livres et parfois, sans toits.

Quant aux étrangers, ces cupides égoïstes du profit aveugle et ruineux, ils envahissaient le marché mis sous tutelle de leurs produits et de leurs obligations que celui-ci, étouffé,  succombait sous le poids des dettes à la consommation et perdait le financement de l´épanouissement de sa propre créativité. Et même lorsqu´ils produisaient sur place, ils se gardait bien de participer à l´éclosion de la société ; l´exemple de Good Year au Congo, au Ghana, est bien connu : à ce point qu´on disait au Ghana que la seule matière première du pays que cette noble société employait dans sa production était…l´air pur ghanéen. Tout était importé à tort et à travers, lorsque le Ghana, comme le Congo, étaient grands producteurs de caoutchouc. Les effets suicidaires de la dépendance et du manque de réalisation. L´impasse du non soi.         

Et de l´autre côté de la barricade, dans le monde industrialisé, l´électronique, la mobilité individuelle ou collective, la mécanique industrielle ou expérimentale, et l´information permanente battaient leur plein et envahissait le monde de leurs résultats réels, et partant, de leurs implications culturelles mondiales.

Ceux qui s´attardaient ou s´excluaient au grand rendez-vous universel de la connaissance, de l´expérience sensible et de sa créativité débouchant sur une jouissance plus exigeante, plus riche, ne risquaient-ils pas de se retrouver, comme hier, esclaves, colonisés, exclus à la jouissance de l´excellence existentielle universelle ? Ou seraient ravalés au rôle limité du « acclame, chante, danse et tais-toi ! De toute façon, tu n´y comprends rien du tout ». Ou était-ce simplement : va à l´église et tais-toi ; le progrès, nous le ferons pour toi ?

Croire qu´on pouvait prétendre à la dignité humaine, et d´en exiger à grands cris les droits, sans offrir à ses propres enfants des toilettes respectables, de l´eau courante, les bienfaits sécurisant de la  médecine et de l´instruction, des moyens adéquats de déplacements…des moyens rationnels, des instruments critiques qui leur permettraient d´épanouir et d´aiguiser leur créativité afin qu´ils s´adonnent efficacement à la conception, à la défense et à l´éclosion de leur propre liberté ; c´est faire preuve de l´obscurantisme le plus borné, de la gestion et de l´exercice le plus dangereux de la liberté. C´est être tout simplement criminel. De cela, Nsapu en était convaincu ; et la nouvelle génération, elle non plus ne se laissait pas leurrer ou mener en bateau. Là se trouvait l´état des choses. Passation difficile, jugement inconsolable.

Nsapu avait grandi, comme tout enfant congolais ou africain, dans une société ouverte où la tradition ainsi que le modernisme imposé par la colonisation se côtoyaient et se contredisaient constamment au gré des convictions, des tendances familiales et, bien sûr, aussi des changements de l´indépendance. Il avait eu la chance d´avoir un père artisan, c-à-d. instruit à la vocation pratique de la matière ; tandis que sa mère, elle, cuisinière de métier, prétendait qu´à toute bonne cuisine, il fallait non seulement savoir choisir les ingrédient et connaître leurs effets, mais aussi avoir le talent de trouver l´assaisonnement qui aboutissait au meilleur résultat. Très tôt son père s´aperçut du talent rationnel de son fils, et, quoique déçu, il l´encouragea généreusement à faire son chemin non sans insister sur une qualité majeure pour lui : l´art d´aimer le travail bien fait, ce qui impliquait le talent, la critique objective et la recherche de la meilleure expression réelle.   

Nsapu choisit de faire le Droit parce qu´on y a l´occasion d´y défendre un idéal humain incontestable : la justice. Elle prenait, et il ne le savait que trop bien, plusieurs visages, plusieurs rôles ; mais ce qui la distinguait de toutes les valeurs humaines, c´étaient ses sous vêtements propres tressés à l´intégrité et cousu d´équité ; et malgré qu´on ne les vit jamais, elles procuraient au frais corps un étonnant bien-être fait de propreté, d´hygiène et d´assurance invisibles qui venaient auréoler l´élégance extérieure du corps, la personnalité de l´Etat d´un bienfait résolu. Mais la justice était aussi un lieu de franchise sociale et culturelle : quand les sous-vêtements au corps étaient sales ou vice-versa, on avait beau prétendre qu´on était propre, la sensation de malaise, elle, persistait. Ainsi ce fin juriste se demandait-il si sa génération avait, dans sa lutte contre la toute puissance du sacré des traditions primitives, celles des habitudes et des croyances passéistes, de tous ces maux visibles et invisibles qui, dans l´arrière pays, là ou l´instruction et la science faisaient défaut, convaincu ou du moins contraint le demeuré stagnant à s´ouvrir à la connaissance et à l´autocritique existentielle ?

-          Chercher le meilleur des choses, des facteurs et des éléments et les mettre conséquemment au service du souffle rationnel réalisant de la vie…là est la vraie existence, là réside le vrai tourment de la liberté, lança-t-il à sa femme qui venait de lui verser du café.

-          Mais là est aussi le drame de toute société, Nsa ; ce ne sont pas toujours les meilleurs qui gouvernent ou prennent des décisions importantes pour la société…et la norme…l´esprit, les critères de la norme sociale, qui en définit ses priorités, son contenu et ses buts ?

Nsapu acquiesça du chef sans un mot. Cette célèbre pensée de Martin Luther King lui vint instinctivement à l´esprit : « Je ne crains pas les méchants ; ceux que je crains, ce sont ceux qui laissent faire » 

Sa femme avait bien raison. Et du coup son malaise revint, insaisissable. Il ferma les yeux et s´abandonna au silence solitaire qui l´entourait.         

Pas à pas, la nuit avait envahi de ses ombres insolites et insaisissables la flore alanguie bercée pudiquement par un petit vent insolent et malicieux qui, dans la pénombre complice, chuchotait dans les feuilles et les fleurs du jardin fraîchement arrosé, emportant au loin le frais parfum de leurs étreintes. Tout semblait avoir retrouvé un calme solidaire et jaloux ; même les oiseaux de nuit, d´habitude, si vivants s´étaient retirés, abandonnant dans un ciel couvert et dense une scène sourde, consignée au silence. Seul le vent, lui, par brises intermittentes caressait aveuglément le temps.

-          Allons, bon…il est temps, reconnut Maunga.    

Il acquiesça sans un mot et d´un geste balayant, invita sa femme avec un triste sourire à lever le camp. Ensemble ils débarrassèrent la table, éteignirent les lumières et s´en furent au lit.                   

Plus tard, au milieu de la nuit, Nsapu fut réveillé par les sourds sanglots de sa femme ; il resta longtemps dans le noir choqué et meurtri. Par pudeur il attendit qu´elle se tourna vers lui, qu´elle lui fit part de son tourment ; il lui prit tendrement la main pour lui faire savoir qu´il ne dormait pas. Elle vint dans ses bras, et à bout de souffle lâcha sur un ton lourd d´appréhension :

-          Et si…et si ils ne revenait pas ? Mon Dieu ; c´est mon seul fils…né solitaire comme la dent précieuse de la bouche …et elle fut de nouveau secouée de sanglots sur la poitrine de son mari.

Nsapu consola sa femme en la serrant dans ses bras.

-          Allons, bon ; au besoin nous les visiterons…Il reviendra, il aime trop sa mère et son pays…ce n´est pas un déserteur, mon fils.

Un lourd silence parcourut la chambre à petits pas contrits, puis la voix frondeuse de Maunga retentit de nouveau :

-          Je veux pouvoir le serrer dans mes bras…lui dire que je l´aime…Je veux pouvoir embrasser mes petits enfants…Pourvu qu´il nous revienne, mon Dieu !

Nsapu se taisait ; il se contenta de serrer bien fort sa femme sur sa poitrine. Lui aussi était ému ; oui pourvu qu´il revienne, cette crinière de lion comme le disait si bien la tradition : « Muana wa baluma, n´tshijimba tsha ntambwa ». Pourvu qu´il ne nous revienne pas blasé par la consommation ou le dépaysement culturel. Non, ce ne sera vraisemblablement pas le cas, il avait du caractère et il aimait trop la liberté et son pays. Non, le pire c´était qu´il revint assombri, dévoyé de ses ambitions, de son idéal ; ce serait le pire.

Le père soupira d´impuissance. Et cependant il n´était pas pessimiste, loin de là : le fait que son fils avait préféré passer ses noces chez sa grand-mère le tranquillisait. C´était la preuve que ce petit bout d´homme chérissait ses racines. Il ferma les yeux : sa mère, lui aussi devrait penser à la revoir le plus vite que possible…une femme qui l´avait beaucoup marqué par ses incessants sermons, son regain à l´ordre, à la discipline…à l´intégrité. Il ferma les yeux et sourit : à sa dernière visite, il lui avait reproché d´user de l´écouteur de téléphone pour retenir sa fenêtre ouverte, ce qui mettait sa ligne en dérangement permanent ; elle s´était contenté de lui rire au nez en prétendant que cet appareil ne la satisfaisait pas quand elle voulait le voir, bien au contraire. Après tout, il devait bien servir à quelque chose…tout ce tralala à distance, c´était de la foutaise. Une bonne visite, avec un bon repas au coin du feu avec ceux qui vous aiment, ça c´était plus important. Elle l´avait pris dans ses bras en lui disant : « Quand tu étais petit, je t´ai pris dans mes bras quand tu pleurais, je n´ai pas joué avec le téléphone ! » Attendri par ce souvenir, Nsapu releva délicatement le visage de sa femme et lui donna un baiser sur le front. Un aveu de solidarité plutôt qu´une ferme consolation. Quelques instants plus tard, le sommeil les gagna tour à tour.

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Extrait des Cercles Vicieux    Auteur Musengeshi Katata    Droits réservés

munkodinkonko@aol.com

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